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Trois soeurs – Louise

Louise était pleine de vie.

Bébé déjà, joufflue, joyeuse, bruyante, elle était la fierté de Marie-Jeanne, qui ne manquait pas de la prendre partout avec elle, du jardin à la cuisine, de l’église au champ, de la foire à l’épicerie, ravie des commentaires admiratifs des matrones du village. Quelle belle enfant Marie-Jeanne avait faite là! celle-là ne donnerait guère de soucis à sa mère: cela se lisait dans le rose de ses joues potelées et le brillant de ses yeux bruns, et la Lisette du bois l’avait même confirmé en lisant l’avenir dans son marc de chicorée.

Vaillamment charpentée, grande et forte pour son âge, Louise aida donc Marie-Jeanne depuis sa plus tendre enfance, au potager, au lavoir, à l’étable, au poulailler. Elle ramassait plus de pommes de terre, après la moisson d’août, qu’elle n’en mangeait de tout l’hiver, et pourtant elle avait bon appétit. Elle ne craignait ni le gel, ni le vent, ni la boue, ni les brûlures du soleil: dehors par tous les temps, toujours volontaire pour la moindre course à faire ici ou là, elle trottait du matin au soir, et il faut bien dire que l’occupation, en ce temps et lieu modeste, ne lui manquait pas. Elle nourrissait les cochons, qui craignaient déjà sa poigne alors qu’elle n’avait pas douze ans; à quinze ans, elle aidait au vêlage et plumait les volailles, les pieds dans la boue, les mains dans la fiente, sans se soucier de la vaine coquetterie qui semblait tant tourner la tête aux autres filles de son âge. Elle était bien occupée, va, et avec les grand-parents qui prenaient de l’âge, les petites soeurs pas encore dégourdies, et les parents restés sans fils, il était clair que la ferme aurait toujours besoin de ses bras, de ses jambes, de sa tête…

… De sa vie.

Et Louise était heureuse ainsi, chaque jour à vaquer tant et si bien que les années passaient déroulant leurs saisons, parsemées de naissances, de départs et de retours, mais marquées de la même certitude: Louise était là. Louise s’occupait de tout.

Louise était pleine de vie.

(Papyrus à suivre ici)

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Trois soeurs – Elisabeth

Elisabeth était si légère qu’elle semblait risquer s’envoler à tout instant vers ce royaume des rêves qui séparent les deux mondes, et qui lui était étrangement familier, comme à tous ceux que la vie hésite à garder, oscillant au gré d’un mal capricieux.

Car Elisabeth se consommait depuis l’enfance, souffle après souffle, chaque jour plus ténu au rythme des flambées des fièvres nocturnes, marque de son épuisant combat contre les mauvais esprits. Elle en gardait la peau blanche, tendre et diaphane, des êtres de la nuit. Mais Elisabeth résistait; Elisabeth avait la force intérieure des filles de granite, dont elle portait encore, par les hasards génétiques, les yeux gris-bleu et les mèches auburn. Ce délicat équilibre animait son visage fin d’un subtil rappel de l’éternelle harmonie entre le caillou et le lichen tels qu’on les trouve encore, entremêlés dans les chaos les plus profonds des forêts de chênes et de foyards, là où se tinrent, en des temps si lointains qu’ils ne sont plus accessibles à notre mémoire, les furieux combats des puissances naturelles. C’est pourquoi sans doute son visage était-il si émouvant, au-delà de sa maigreur, de sa petitesse, de sa faiblesse: Elisabeth avait la grâce d’une fille d’elfe.

Ce que le manque de force lui rendait à jamais inaccessible dans notre violent monde de la matière, Elisabeth avait su le puiser ailleurs. Le rêve, puis le livre, puis l’écriture, la construisirent plus sûrement que le plus lointain des voyages; elle y rencontrait tour à tour l’autre, l’art et l’exotisme, les idées les plus audacieuses… Par ce pélérinage intellectuel, elle fit peu à peu sien le monde des idées, s’enrichissant de vocabulaire et de concepts comme d’autres s’enrichissent de bijoux et de châteaux.

Et quand Elisabeth eut ses 20 ans, les progrès de ce monde pour la passion duquel elle menait son combat inégal vinrent enfin à sa rescousse. Il lui faudrait à jamais se passer de celui des ses poumons malades qu’une chirurgie au nom barbare de pneumothorax avait affaissé pour la sauver un peu encore, mais l’autre put finalement être nettoyé, parfaitement, à la streptomycine.

Alors, le souffle toujours ténu mais désormais préservé, Elisabeth remercia Marie-Jeanne, pour la patience et le dévouement qui ne lui avaient jamais fait défaut, et elle lui exprima enfin son désir le plus profond: voler de ses propres ailes, jusque tout là-haut, à Paris, là où le monde des idées était tellement plus vivant et accessible, là où elle pourrait enfin trouver un travail à la mesure de ses capacités: dactylo, secrétaire, documentaliste… Marie-Jeanne eut bien de la peine et du souci de laisser ainsi s’envoler son fragile oiseau vers un monde aux curieux attraits dont elle n’avait guère l’idée elle-même, mais il n’était pas dans sa nature d’aller contre l’ordre des choses. Elle avait bien assez prié la Vierge Marie, mère de Jésus, et Sainte-Anne, mère de Marie, pour qu’elles l’aident à garder encore ce dernier poussin en vie toutes ces dures années où elle avait cru la perdre 10, 20, 50 fois; elle pouvait donc bien la laisser aller de son gré maintenant, avec juste, au cas où elle trouverait sur sa route d’autres mauvais esprits, les précieuses médailles protectrices aux effigies de ces saintes mères patrones, bien cachées au milieu du linge dans la valise.

Ainsi Elisabeth s’envola-t-elle vers une autre vie, d’autres rencontres, des amours même – peut-être, sûrement? Mais personne n’en sut jamais grand-chose. Elisabeth revenait juste pour les vacances, chaque fois plus légère, mais rayonnant désormais de cette légèreté infiniment grâcieuse et lumineuse, à qui sait les regarder, des rêveurs devenus heureux.