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Papyrus #5 – Le dernier cheval

Perjakezhelias Il est né au milieu de la Grande Guerre, a grandi au milieu d'une dizaine de frères et soeurs, a vécu quatre-vingts années au milieu de la Bretagne.

Il était de l'avant-dernier des mondes.

Il n'y a pas assez de mots pour décrire ce monde d'avant le nôtre. Surtout en français.

Dans ce monde d'avant, l'habileté d'un homme se mesurait à la rapidité de sa faux à dénuder les terres affleurées de rochers sans que jamais une étincelle ne vienne embraser les herbes sèches.

Dans ce monde d'avant, la subtilité d'un homme se mesurait à la précision de la modulation des gestes et de la voix qui guidaient son cheval, son troupeau ou son chien, selon le moment, dans ce ballet complexe où chacun jouait sa subsistance en synergie.Chienguiaudet

Les chevaux… depuis l'enfance, il leur parlait, il les menait. Il avait reçu tous les savoirs de la terre en héritage, comme ses frères, de son père, qui les tenait de son père, et ainsi de suite, sur ces mêmes terres depuis au-delà du temps des premières archives des églises. Il maîtrisait toutes ces habiletés, toutes ces subtilités, depuis le coeur de l'enfance`où il est si facile d'apprendre, et où tout lui avait été transmis.

Quand ses fils à lui sont nés, à la fin d'une autre guerre, le monde n'avait pas encore vraiment changé. Mais soudain tout s'est accéléré. Quand le petit est allé à l'école, l'électricité est arrivée. Il était malin ce petit, curieux du monde d'en haut et des choses de l'esprit, pressé d'y détourner l'habileté et la subtilité nécessaires à faire tourner le monde d'en bas en bonne intelligence. Désormais l'électricité pouvait garder les vaches avec un simple fil, et éclairer les livres jusque tard dans la nuit. Ce gamin-là a été vite perdu pour la ferme, poussé aussi vers d'autres sommets par sa mère et sa grand-mère qui avaient déjà compris que le monde changeait… et peut-être aussi saisi l'excuse des allocations familiales et bourses Perjakezhelias2 d'étude pour se libérer d'un gaillard à nourrir et blanchir d'octobre à juin 😉

Il restait donc l'aîné, tout aussi travailleur, toujours de bonne humeur, solide comme sont les hommes de cette terre (même le petit, tout intellectuel qu'il était, portera encore des sacs de 50kgs à passé cinquante ans). Ses bras étaient bien utiles, il y avait toujours à faire: il était bien préparé à son tour à reprendre une ferme sur ces terres du monde d'avant, la tête, la voix, les mains pleines du savoir du père, et du grand-père avant lui. Habiletés, subtilités du travail en synergie avec la terre et les bêtes, transmises une nouvelle fois au coeur de l'enfance où il est si facile d'apprendre…

Cheval Mais le monde d'avant s'effaçait déjà, et ces savoirs étaient remplacés par d'autres. Il était temps de faire des choix. Qui donc menait encore des chevaux aux champs? Le nouveau monde était celui des machines. Et ce fut donc le temps du dernier cheval… Pour le père, un crève-coeur. Pour le fils, la fierté de conduire le tracteur, pour mieux promettre aux filles des bals de village le confort d'une ferme moderne et rentable.

Mais le monde d'avant s'effaçait encore et encore, et de plus en plus vite. Le tracteur par exemple amenait d'autres questions: les petites parcelles encadrées de hêtres et d'ajoncs n'avaient plus de place dans ce monde mécanique, et il fallait plus d'argent pour faire tourner ce monde-là. Alors, comme pour le cheval, le père a résisté. Mais plus fort cette fois. Ces terres étaient les siennes, celles de ses frères et soeurs, celles de ses cousins. Celles que ses aïeux avaient lentement modelées à leur rude et pourtant savant labeur. Ils savaient où courait l'eau et quand chantait le vent de solstice en solstice, et chaque monticule, chaque roche, chaque arbre portait un bout de leur histoire, de joie ou de querelle, souvent un mélange… Renverser ce monde-là c'était toucher à tous les rêves oubliés, à toutes les rancoeurs enterrées, à tous les fantômes cachés derrière la moindre ligne du cadastre ancien. Voilà pour l'irrationnel. Et il est vrai pour le rationnel que ces terres ne valaient rien, trop rocheuses, trop pauvres, tout juste bonnes pour la lande et la bruyère et un peu de subsistance au milieu… Personne n'a insisté pour les rentabiliser. Elles sont donc restées aux vieux, à ceux du monde d'avant, avec leurs petits lopins morcellés de quelques hectares au faible rendement, leurs quelques vaches et poules, dans leurs fermes sombres, mal chauffées et mal aérées. Le fils a trouvé un emploi mieux payé pour ses bras solides, avec la sécurité sociale, à 15km, comme maçon dans un bourg un peu plus prospère; d'ailleurs, il y avait là-bas une fille adorable, et qui savait que les plus belles maisons sont celles des maçons… la décision a été vite prise.

Le père est resté seul, bientôt à la retraite agricole, cette belle invention du monde nouveau, avec la mère, le chien, un potager et quelques lapins. Impuissant à freiner ces mutations qui allaient trop vite pour lui, il les suivait depuis longtemps, de son mieux mais de loin, dans le journal, à la radio, puis, petite pension de retraité aidant, à la télévision. Il a continué à regarder son monde changer, son savoir de l'ancien monde s'effacer dans une évidente inutilité. Il voyait de temps à autre ses petits-enfants, partis d'emblée à la conquête du nouveau monde, habillés comme les princes des légendes, nourris comme des cochons à engraisser, transportés confortablement en voiture même sur le chemin de l'école, et le nez devant la télé dès le plus jeune âge. Que pouvait-il leur raconter, à ces petits-là? Ils étaient bien sûrs sourds au breton que leurs parents s'empressaient d'oublier: à les écouter, quand ils voulaient bien en parler, il ne restait que la honte de cette culture d'un autre âge. Alors il leur parlait seulement en français: la langue des livres, la langue des professeurs, la langue du journal, la savante langue du monde nouveau.  

Rougir-detre-paysan Le reste n'a plus jamais été dit. La langue du monde nouveau savait analyser, décrire et expliquer. Elle ne savait pas dire les émotions du monde d'avant, le beau, le vrai, l'évident, et lui restait de toute façon trop étrangère pour oser lui faire dire sa peur d'être oublié ou pire, d'être à jamais celui dont on a honte, encore moins oser crier sa colère de n'avoir plus d'autre existence que celle d'être le père, le vieux, l'ancêtre… le dernier dépositaire d'un savoir dont plus personne n'avait que faire… comme son dernier cheval, en 1960.

Il avait fait son temps, les articulations usées, le corps fatigué. Il a attendu son tour de passer dans l'autre monde, chargé de tout ce qui n'avait plus de raison d'être, de tout ce qui ne se disait plus.

Le monde d'avant s'est effacé, et son empreinte, celle du dernier meneur de cheval, avec.

Il ne reste que quelques photos et l'évidence des études ethnographiques. Et les questions sans réponse d'une petite-fille face à aux émotions non-dites héritées de cet autre temps…

(c) Kerleane – Nov 2009-Mai 2010Nature2009small

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Trois soeurs – Epilogue

Si vous avez manqué le début, tous mes papyrus sont archivés ici

La vieille femme aux étranges habits de cuir et de poil se tut, ne gardant que son énigmatique léger sourire. Marie-Jeanne était bien étonnée! encore interloquée, elle tourna vers Saint-Pierre un regard interrogateur.

– Cette histoire est donc pour moi?

Saint-Pierre ne répondit pas tout de suite, mais embrassa d’un vaste geste cet immense univers qui l’entourait désormais, rempli des lumières de la Connaissance, sous toutes formes des plus simples aux plus complexes telles que les esprits des hommes et des femmes de tous les temps les avaient façonnées au gré de leurs découvertes et de leur imagination. Il y avait les symbôles et les rituels, les chansons et les tableaux, les brevets et les romans…

– Cette histoire est, tout simplement.

Et la femme inconnue sembla soudain moins vieille et moins burinée, avec ses épais cheveux et son sourire doux, soudain familière, soudain proche:

– Elle est là pour vous rassurer, Marie-Jeanne. Vous n’avez pas mal fait. Vos trois filles sont comme la courge, le maïs et le haricot du peuple Indien d’où je viens. Elles sont à la fois uniques, et inséparables. Ainsi est leur histoire. Et cette histoire n’est qu’une facette de toutes les histoires de l’univers. Elle est leur histoire, individuelle, mais en même temps, universelle.

Saint-Pierre tendit la main vers Marie-Jeanne en un geste ample et assurant:

– Vous voici soulagée de ce dernier souci, Marie-Jeanne. N’ayez plus crainte d’avoir mal fait. Le temps est venu pour vous de vous reposer.

Mais Marie-Jeanne avait encore un peu d’inquiétude.

– Je comprends donc que je ne peux rien changer à cette histoire. Mais il s’agit là de mes filles et je les vois si incomplètes, chacune à sa façon! n’y a-t-il donc plus aucun moyen pour moi de les aider à progresser?

Saint-Pierre et l’Indienne continuaient de sourire.

– Marie-Jeanne, cette histoire, ces chemins entre-mêlés, sont ceux qu’elles ont choisis et construits. Ce sont les leurs. Votre rôle à vous s’achève ici, et maintenant. Mais vous avez raison, leur histoire à elles n’est pas finie, et elle conduit à d’autres histoires, d’autres chemins, qui restent à construire. Par elles.

Marie-Jeanne soupira.

– Pourrais-je au moins avoir une idée de la suite des ces histoires, de ces chemins, comme vous les dessinez si bien avec vos mots et vos images?

Cette fois, c’est l’Indienne qui ouvrit les bras pour montrer l’étendue de l’univers des possibles. Et Saint-Pierre secoua doucement la tête, tout en prenant Marie-Jeanne par la main.

– Ce sont vos filles qui vont les écrire, puis leurs fils et filles, puis les fils et les filles de leurs fils et filles.

Alors Marie-Jeanne ferma une dernière fois les yeux pour revoir les visages de ce monde qu’elle quittait enfin. Les visages des enfants d’Anne et des petits-enfants déjà venus, leurs rires et leurs pleurs, leurs moues boudeuses, leurs mots d’enfants, ces étincelles de vie dans leurs regards, l’énergie de leurs gestes, et devant eux, l’évidente promesse de tous leurs possibles avenirs.

A eux de les construire.Duguay_enfant1_2

Marie-Jeanne rouvrit les yeux, enfin prête à avancer derrière l’Indienne et Saint-Pierre.

L’histoire de Marie-Jeanne s’achève ici. Les histoires de Louise, Elisabeth et Anne se sont achevées aussi, depuis le temps de Marie-Jeanne qui s’est éteint voilà 25 ans, mais elles restent encore à écrire: sur mon propre chemin, ce temps n’est pas venu encore.

 

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Papyrus interactif… Trois soeurs

Marie-Jeanne avait trois filles.

A l’aînée, il manquait la beauté.

A la benjamine, il manquait la santé.

La cadette avait tout hérité.

Je vous invite à poursuivre ce papyrus chez vous, si le thème vous inspire… vous pouvez choisir le point de vue de Marie-Jeanne, de l’aînée, de la benjamine ou de la cadette, ou tout à la fois… je suis curieuse de vous lire.

Mon papyrus à moi continue ici (attention, affichage logique et non chronologique, suivre les liens ou la liste des notes récentes ci-contre à gauche pour voir où j’en suis…)

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Trois soeurs – Louise

Louise était pleine de vie.

Bébé déjà, joufflue, joyeuse, bruyante, elle était la fierté de Marie-Jeanne, qui ne manquait pas de la prendre partout avec elle, du jardin à la cuisine, de l’église au champ, de la foire à l’épicerie, ravie des commentaires admiratifs des matrones du village. Quelle belle enfant Marie-Jeanne avait faite là! celle-là ne donnerait guère de soucis à sa mère: cela se lisait dans le rose de ses joues potelées et le brillant de ses yeux bruns, et la Lisette du bois l’avait même confirmé en lisant l’avenir dans son marc de chicorée.

Vaillamment charpentée, grande et forte pour son âge, Louise aida donc Marie-Jeanne depuis sa plus tendre enfance, au potager, au lavoir, à l’étable, au poulailler. Elle ramassait plus de pommes de terre, après la moisson d’août, qu’elle n’en mangeait de tout l’hiver, et pourtant elle avait bon appétit. Elle ne craignait ni le gel, ni le vent, ni la boue, ni les brûlures du soleil: dehors par tous les temps, toujours volontaire pour la moindre course à faire ici ou là, elle trottait du matin au soir, et il faut bien dire que l’occupation, en ce temps et lieu modeste, ne lui manquait pas. Elle nourrissait les cochons, qui craignaient déjà sa poigne alors qu’elle n’avait pas douze ans; à quinze ans, elle aidait au vêlage et plumait les volailles, les pieds dans la boue, les mains dans la fiente, sans se soucier de la vaine coquetterie qui semblait tant tourner la tête aux autres filles de son âge. Elle était bien occupée, va, et avec les grand-parents qui prenaient de l’âge, les petites soeurs pas encore dégourdies, et les parents restés sans fils, il était clair que la ferme aurait toujours besoin de ses bras, de ses jambes, de sa tête…

… De sa vie.

Et Louise était heureuse ainsi, chaque jour à vaquer tant et si bien que les années passaient déroulant leurs saisons, parsemées de naissances, de départs et de retours, mais marquées de la même certitude: Louise était là. Louise s’occupait de tout.

Louise était pleine de vie.

(Papyrus à suivre ici)

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Trois soeurs – Elisabeth

Elisabeth était si légère qu’elle semblait risquer s’envoler à tout instant vers ce royaume des rêves qui séparent les deux mondes, et qui lui était étrangement familier, comme à tous ceux que la vie hésite à garder, oscillant au gré d’un mal capricieux.

Car Elisabeth se consommait depuis l’enfance, souffle après souffle, chaque jour plus ténu au rythme des flambées des fièvres nocturnes, marque de son épuisant combat contre les mauvais esprits. Elle en gardait la peau blanche, tendre et diaphane, des êtres de la nuit. Mais Elisabeth résistait; Elisabeth avait la force intérieure des filles de granite, dont elle portait encore, par les hasards génétiques, les yeux gris-bleu et les mèches auburn. Ce délicat équilibre animait son visage fin d’un subtil rappel de l’éternelle harmonie entre le caillou et le lichen tels qu’on les trouve encore, entremêlés dans les chaos les plus profonds des forêts de chênes et de foyards, là où se tinrent, en des temps si lointains qu’ils ne sont plus accessibles à notre mémoire, les furieux combats des puissances naturelles. C’est pourquoi sans doute son visage était-il si émouvant, au-delà de sa maigreur, de sa petitesse, de sa faiblesse: Elisabeth avait la grâce d’une fille d’elfe.

Ce que le manque de force lui rendait à jamais inaccessible dans notre violent monde de la matière, Elisabeth avait su le puiser ailleurs. Le rêve, puis le livre, puis l’écriture, la construisirent plus sûrement que le plus lointain des voyages; elle y rencontrait tour à tour l’autre, l’art et l’exotisme, les idées les plus audacieuses… Par ce pélérinage intellectuel, elle fit peu à peu sien le monde des idées, s’enrichissant de vocabulaire et de concepts comme d’autres s’enrichissent de bijoux et de châteaux.

Et quand Elisabeth eut ses 20 ans, les progrès de ce monde pour la passion duquel elle menait son combat inégal vinrent enfin à sa rescousse. Il lui faudrait à jamais se passer de celui des ses poumons malades qu’une chirurgie au nom barbare de pneumothorax avait affaissé pour la sauver un peu encore, mais l’autre put finalement être nettoyé, parfaitement, à la streptomycine.

Alors, le souffle toujours ténu mais désormais préservé, Elisabeth remercia Marie-Jeanne, pour la patience et le dévouement qui ne lui avaient jamais fait défaut, et elle lui exprima enfin son désir le plus profond: voler de ses propres ailes, jusque tout là-haut, à Paris, là où le monde des idées était tellement plus vivant et accessible, là où elle pourrait enfin trouver un travail à la mesure de ses capacités: dactylo, secrétaire, documentaliste… Marie-Jeanne eut bien de la peine et du souci de laisser ainsi s’envoler son fragile oiseau vers un monde aux curieux attraits dont elle n’avait guère l’idée elle-même, mais il n’était pas dans sa nature d’aller contre l’ordre des choses. Elle avait bien assez prié la Vierge Marie, mère de Jésus, et Sainte-Anne, mère de Marie, pour qu’elles l’aident à garder encore ce dernier poussin en vie toutes ces dures années où elle avait cru la perdre 10, 20, 50 fois; elle pouvait donc bien la laisser aller de son gré maintenant, avec juste, au cas où elle trouverait sur sa route d’autres mauvais esprits, les précieuses médailles protectrices aux effigies de ces saintes mères patrones, bien cachées au milieu du linge dans la valise.

Ainsi Elisabeth s’envola-t-elle vers une autre vie, d’autres rencontres, des amours même – peut-être, sûrement? Mais personne n’en sut jamais grand-chose. Elisabeth revenait juste pour les vacances, chaque fois plus légère, mais rayonnant désormais de cette légèreté infiniment grâcieuse et lumineuse, à qui sait les regarder, des rêveurs devenus heureux.

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Trois soeurs – Anne

Enfin la suite de mon papyrus des Trois Soeurs… bonne lecture.

Anne était vive et gracieuse; Anne était fine et forte à la fois.

Anne mettait de l’ardeur à l’ouvrage, comme toutes les femmes de la famille – à part sa benjamine bien sûr, mais Elisabeth devait épargner ses efforts pour sauvegarder le peu de santé qui lui restait.

Anne n’avait pas l’incroyable endurance de son aînée Louise, mais elle n’en était pas moins active du matin au soir. Elle s’appliquait en particulier à des ouvrages demandant plus de patience et d’habileté sur lesquels Louise ne s’attardait guère, comme le crochet à dentelle qui lui occupait les mains le temps de mener la vache paître ici ou là.

Anne aimait les histoires des veillées comme des romans, celles des chants des grand-mères comme de l’église. Elle aimait rêver aussi, à ces princes lointains qui l’emporteraient dans le tourbillon d’une danse, vers le monde coloré et bruyant de ces belles toilettes qu’elle voyait parfois se promener aux beaux jours dans les rares automobiles qui osaient s’aventurer jusqu’au hameau.

Louise se moquait bien d’elle alors: "Ces grandes dames seraient donc plus heureuses que nous, sous le seul prétexte qu’elles sont mieux habillées? Mais les oeufs dans lesquels elles trempent une petite cuillère en argent à leur repas du matin (c’est la fille à Lisette qui l’avait rapporté à Louise), ces oeufs sortent de notre poulailler. Elles ont besoin que nos poules soient bien soignées, plus que nous n’avons besoin de rêver à l’ennui de leurs journées. Laisse donc ces chimères à Elisabeth, après tout la pauvre n’a pas assez d’ouvrage pour se remplir l’esprit, et puis cela lui enlève l’angoisse dans ses insomnies…"

Alors Anne hochait la tête, et retournait à son ouvrage en silence. Le crochet occupe les mains plus que l’esprit, et la vache n’était pas une compagnie bien bavarde. C’est pourquoi le soir en rentrant, elle s’empressait d’aller retrouver Elisabeth, qui lui résumait l’une ou l’autre de ses lectures du jour, tandis qu’Anne lui racontait dans le moindre détail ses rencontres de la journée. Elles comparaient aussi leurs ouvrages de dentelle et de couture, qu’Elisabeth pratiquait avec plus de talent encore. Mais la toile de bel ouvrage, les galons et les rubans, coûtaient bien trop cher à Marie-Jeanne pour leur permettre de réaliser les toilettes de leurs rêves, comme celles des revues de Paris que la femme du docteur prêtait régulièrement à Elisabeth.

Ainsi passaient les jours et les saisons, et Anne devenait vraiment plus belle et plus audacieuse. Au bal du café de la colline, elle croisa enfin son prince. Il n’en avait certes pas le costume trois-pièces, ni l’automobile vrombissante, mais tout de même une belle prestance, le souffle inépuisable pour faire sauter les danseurs au son de sa bombarde jusqu’au coeur de la nuit, et surtout il la faisait rire.

Alors Anne devint adulte. C’était des temps bien troublés alors; les belles automobiles ne venaient plus, remplacées par celle de l’occupant de temps à autre, paniquant les belles filles qui allaient se cacher devant le potentiel danger de cette autorité bravache. De la guerre, Anne voyait donc surtout rougeoyer les bombardements qui ravivaient le soleil couchant au coeur de la nuit, rappelant du haut de la colline où étaient les ports et les ponts stratégiques, pourtant lointains. Ces années-là furent bien longues, entre la ferme, les grossesses et les naissances. Puis la guerre passa comme toutes les guerres, et Anne aidait toujours Marie-Jeanne et Louise; mais Elisabeth s’était envolée, et Anne, qui rêvait encore, se languissait d’autant plus d’une autre vie plus tourbilonnante, plus joyeuse, plus facile – en un mot, plus moderne.

Heureusement, le monde changeait et l’opportunité se présenta pour le mari d’Anne, qui avait un peu d’instruction, d’aller tenir les livres de comptes au gré de l’état à l’arrière protégé de ses nouvelles guerres, lointaines celles-là. Alors enfin vint le temps pour Anne de quitter la ferme, son poulailler, son potager et les chemins creux du bocage impropres aux belles automobiles pour se rapprocher des grandes dames qui la fascinaient toujours autant, puisque toute la famille allait s’installer désormais là où l’armée logeait ses fonctionnaires.

Et Anne s’étourdit de cette nouvelle vie, de ces nouvelles rencontres, de ces nouveaux usages. Son goût pour la lecture et le crochet, ses enfants bien élevés et sa bonne mine lui permirent d’approcher les épouses de bonne famille dont son admiration et sa naïve curiosité rompaient l’ennui. Elle apprit vite les menus détails d’une maisonnée bien tenue – l’emplacement du pli sur le couvre-lit, l’ordre des couverts sur une belle nappe, les hors-d’oeuvre et le plateau de fromages aux repas de famille – mais aussi comment bien s’habiller, se maquiller, parler. Elle prit l’habitude d’emmener toute la famille aux bains de mer pour les congés payés, et inscrivit les enfants à l’internat de la ville pour leurs études secondaires, loin, bien loin des vaches et du crochet.

Puis vint une nouvelle guerre, en Afrique cette fois. Restée seule en métropole, avec les enfants aux études, elle rentra donc au pays, avec le permis tout frais de conduire l’automobile, fierté du mari, et la sienne aussi, un peu. Mais la guerre passa, comme toujours, et vinrent enfin des temps plus tranquilles, avec une maison à eux enfin, et tout le confort moderne, une grande cuisine en formica, et bientôt même la télévision!

Alors Anne continua d’aider Louise, et Marie-Jeanne qui vieillissait courageusement, à ramasser les oeufs et les pommes de terre, à éléver des lapins et faire fleurir des roses, à recevoir pour Noël et les vacances ses enfants et petits-enfants nés en ville désormais, mais aussi Elisabeth, qui leur ramenait à tous les livres, les disques, les parfums et les toilettes de Paris….

Car Anne rêvait toujours, les mains occupées, l’esprit vagabond, à une vie qu’elle n’aurait plus le temps de réinventer désormais – ses enfants peut-être?

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Trois soeurs – Marie-Jeanne

Marie-Jeanne avait trois filles.

A l’aînée, il manquait la beauté.

A la benjamine, il manquait la santé.

La cadette avait tout hérité.

Et Marie-Jeanne observait ses trois filles, ses petites devenues femmes, soupirant en son fort intérieur:

A Louise, il manque le rêve.

A Elisabeth, il manque la force.

A Anne, il manque la sérénité.

Qu’avait-elle donc oublié quand elle les avait enfantées, puis élevées, puis accompagnées?

Mais il était trop tard à présent; son temps à elle n’était plus de ce monde. Son âme s’affaiblissait, l’éloignant chaque jour un peu plus des soucis des vivants. Mais plus elle s’envolait, plus la ribambelle de ses pensées inquiètes tournoyaient dans son esprit fatigué, enfermées dans ce crâne devenu si exigü que même les mots n’arrivaient plus à en sortir. Son regard seul s’affolait par moments du désespoir de ne pas savoir partager les images de l’autre côté, paniquant Louise et faisant pleurer Anne. Elisabeth seule restait sereine, car elle avait suffisamment balancé entre les deux mondes pour ne plus en avoir peur.

Marie-Jeanne rompit finalement les amarres une nuit de grand vent, laissant derrière elle la rustique empreinte d’une vie besogneuse et pleine de poésie pourtant, au travers des deux guerres et des étranges mutations de ce siècle encore inachevé.

Marie-Jeanne n’avait jamais voyagé plus loin que le grand champ de foire; c’est pourquoi ce dernier grand voyage était d’autant plus étourdissant pour elle. Comme elle avait la foi robuste aux croyances de son temps et de son lieu d’ancrage, c’est Saint-Pierre qui l’accueillit à la porte de son paradis.

– Bienvenue Marie-Jeanne. Tu nous arrives bien légère déjà, mais je vois qu’il te reste un dernier fardeau à déposer avant de te reposer enfin. Quel est donc ce souci que tu ne peux oublier?

– Ah, mon bon père, ce sont mes filles. Elles sont bien braves toutes les trois, mais elles me donnent du tracas. L’aînée abat du travail comme dix, le monde s’arrêterait de tourner qu’elle essaierait de le relancer encore, mais elle en oublie de s’arrêter regarder la beauté autour d’elle; elle est comme ces machines qui viennent dans les champs et dans les fermes à présent; de bonnes mécaniques bien utiles ma foi, mais il leur manque comme un peu d’âme. La benjamine, c’est le contraire; elle a bien failli passer ici avant moi, et plus d’une fois; la beauté du monde est sa compagne de tous les jours, qu’elle soit poème ou aquarelle; mais elle est trop légère pour l’univers des vivants, qu’elle effleure à peine. La cadette enfin a tracé son chemin comme moi, de façon plus classique; elle est belle et elle est forte; elle a travaillé et elle a aimé, elle a enfanté et elle a guidé, elle a rêvé et elle a réalisé; mais elle doute toujours, et n’est jamais satisfaite de son sort; sans ses soeurs pour lui occuper les mains et l’esprit, elle pleurerait tout le temps.

Saint-Pierre sourit.

– Je vous ai entendue, et je sais comment vous soulager de ce souci, Marie-Jeanne. Regardez…

Il y avait là en effet derrière Saint-Pierre un immense univers, rempli des lumières de la Connaissance, sous toutes formes des plus simples aux plus complexes telles que les esprits des hommes et des femmes de tous les temps les avaient façonnées au gré de leurs découvertes et de leur imagination. Il y avait les symbôles et les rituels, les chansons et les tableaux, les brevets et les romans…

Et là devant Marie-Jeanne, soudain les formes d’une femme inconnue, plus vieille et burinée encore, avec d’épais cheveux gris retenus par une longue tresse, d’étranges habits aux couleurs chaudes et des bijoux de bois, de pierres, de cuir et de plumes.

La femme lui sourit, et lui parla dans une langue aux sonorités inconnues et pourtant limpide:

– J’ai ici une légende qui attend votre visite…

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Trois soeurs – La légende

"Il était une fois, il y a de cela très longtemps, trois sœurs qui vivaient ensemble dans un champ. Ces trois sœurs étaient très différentes les unes des autres par leur taille et leur façon de se vêtir. Une des trois était petite, si jeune en fait qu’elle ne pouvait que ramper à la naissance, et elle était vêtue de vert. La deuxième portait une robe d’un jaune brillant et elle avait une façon bien à elle de se sauver toute seule lorsque le soleil brillait et que la brise lui caressait le visage. La troisième, l’aînée, se tenait toujours très droit et, étant très grande, essayait de protéger ses deux sœurs. Elle portait un châle vert pâle et sa longue chevelure blonde battait au vent.

De fait, les trois sœurs ne se ressemblaient que sur un point: elles s’aimaient beaucoup et ne se séparaient jamais. Elles étaient convaincues qu’elles ne pourraient supporter la séparation.

Un jour, un étranger apparut dans le champ des trois sœurs. C’était un petit Indien droit comme une flèche et brave comme l’aigle qui tournoyait haut dans le ciel. Il savait parler aux oiseaux et aux petits frères de la terre: la musaraigne, le tamia et les renardeaux. Et les sœurs, celle qui ne savait que ramper et celle aux longs cheveux, étaient bien intriguées par le petit Indien. Elles le voyaient porter une flèche à son arc, sculpter un bol avec son couteau en pierre, et se demandaient bien où il pouvait aller le soir.

Tard cet été-là, une des trois sœurs disparut. C’était la cadette en vert, celle qui ne savait que ramper. Elle pouvait à peine se lever dans le champ sauf lorsqu’elle trouvait un bâton sur lequel s’appuyer. Ses sœurs la pleurèrent jusqu’à l’automne, mais elle ne revint pas. Une fois de plus, le petit Indien revint visiter le champ des trois sœurs. Il vint ramasser des roseaux près d’un ruisseau voisin pour fabriquer des flèches. Les deux sœurs qui restaient le surveillèrent et regardèrent avec émerveillement l’empreinte de ses mocassins sur le sol où il était passé.

Ce soir-là, la deuxième sœur, celle vêtue de jaune et qui voulait toujours se sauver, disparut. Elle ne laissa pas de trace, mais il est possible qu’elle ait mis les pieds dans la foulée du petit Indien. Il ne restait plus qu’une sœur. Elle demeurait grande et droite, sans jamais s’incliner de chagrin, mais il lui semblait qu’elle ne pouvait vivre seule en cet endroit. Les jours raccourcirent et les nuits s’allongèrent. Le châle vert perdit sa couleur. Il avait pris de l’âge et semblait tout usé. Le vent avait défait sa belle chevelure blonde de jadis. Jour et nuit elle espérait le retour de ses sœurs, mais en vain. Sa voix, lorsqu’elle les appelait, était triste et mélancolique comme le vent.

Puis un jour, lorsque fut arrivé le temps des récoltes, le petit Indien entendit la plainte de la troisième sœur qui avait été laissée toute seule dans le champ. Il en eut pitié, la prit dans ses bras et l’amena chez ses parents. Quelle surprise l’attendait! Ses deux sœurs se trouvaient en toute sécurité dans la cabane des parents et la joie de la revoir enfin était grande. Le petit Indien les avait tellement intriguées qu’elles l’avaient suivi pour voir où et comment il vivait. Elles avaient tellement aimé la chaleur de son abri qu’elles avaient décidé de passer l’hiver avec lui. Et elles faisaient leur possible pour lui venir en aide.

La petite sœur en vert, qui avait maintenant atteint sa pleine maturité, tenait les casseroles pleines de nourriture. Sa sœur en jaune se laissait sécher sur une étagère en prévision de repas futurs. La troisième sœur se joignit à elles, prête à broyer le grain pour le petit Indien. Jamais plus on ne les sépara.

Tous les enfants connaissent ces trois sœurs et en ont besoin tout autant que le petit Indien. En effet, la petite sœur en vert est le haricot, sa sœur en jaune est la courge, et l’aÎnée aux longs cheveux blonds et au châle vert est le maïs." (Légende Mohawk) Trois_soeurs_2

Les trois sœurs sont les trois principales cultures pratiquées traditionnellement par les Iroquois (ligue des 5 nations): la courge, le maïs et le haricot. En savoir plus…

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Papyrus #3 – L’appel de la montagne

Il était une fois un petit garçon plein de vie, qui parcourait tout enthousiaste, par tous les vents et dans toutes les boues, les chemins creux et défoncés d’un bocage isolé pour aller chercher le Savoir à l’école du village, car le Savoir des siens ne lui suffisait pas.

Car c’était alors, en effet, le temps des grands Progrès : des allocations familiales aux tracteurs, de l’électricité à l’eau courante, de la pénicilline aux vaccins, que d’inventions magnifiques! Et au cœur de tout cela, l’école, qui éradiquait alors indifféremment les poux et les ploucs. En effet, les poux étaient devenus très simples à éliminer à grand renfort de DTT, cette autre merveille de la science chimique ; pour les ploucs, par contre, c’était toujours un peu laborieux, car il fallait tout d’abord enterrer leur langage terreux, mal approprié pour véhiculer les nouveaux savoirs. Mais à défaut d’être d’une efficacité absolue, les progrès en la matière s’avérèrent tout de même statistiquement significatifs dès lors que, l’électrification des campagnes aidant, la radio puis la télévision gagnèrent enfin ces audiences reculées.

Est-ce donc à l’école, ou par la radio, que le petit garçon découvrit les montagnes de légende? Selon ses souvenirs, l’école l’emmena voir la mer, à l’âge de sept ou huit ans, mais cela représentait encore l’excursion de toute une journée ; la montagne, à des centaines de kilomètres, était clairement hors de portée… Plus probablement, la montagne dut s’imposer à ses rêves de gamin comme à des milliers d’autres dans toute la Bretagne, à travers ses ambassadeurs les plus mythiques d’alors. Car, dans les années 50, les campagnes retardées et socialement défavorisées du Centre-Bretagne avaient leur Zinedine Zidane, comme plus tard les banlieues nord de Marseille au tournant du millénaire. Elles en eurent même deux dans cette décade : Robic, puis Bobet, coureurs cyclistes bretons de légende, s’il en est.Hsvelocopie

Ainsi ces lointaines montagnes, inaccessibles et pourtant synonymes de tant d’exploits héroïques, devinrent pour le petit garçon un rêve, un projet, l’étape obligée de sa propre ascension. Car le chemin était long depuis l’école du village pour se construire enfin une vie différente des siens, même si les bourses venaient compléter les allocations familiales pour aider les gamins des champs les plus doués à accéder aux nouveaux Savoirs nécessaires à la nation, à l’industrie, au progrès. Il parcourut donc patiemment les longues étapes en peloton, d’internat en internat ; ce faisant, il gravit laborieusement les cols de plus en plus raides, certificat d’études, BEPC, baccalauréat, semant chaque fois plus d’équipiers… Puis vint l’étape clé, la plus difficile : le contre-la-montre des Concours aux Grandes Ecoles.

Et il escalada tout cela sans pause, travaillant dur aux champs pour aider le père tout l’été, travaillant dur à la ville soir et week-ends pour payer sa chambre d’étudiant tout le restant de l’année.  Certainement il était fatigué… le classement le déçut ; il ne serait pas le premier polytechnicien de son village. Ni même centralien. Ingénieur chimiste peut-être ; mais il fallait descendre à Marseille ; et de toute façon, il n’aimait pas la chimie. Or le tour de France est sans pitié pour les retardataires d’un jour : éliminés ; pour lui, plus de bourse. Il lui fallait donc redescendre dans les collines, celles de l’université, ce qu’il fit finalement de bon cœur, car le rythme y était plus tranquille, et à condition qu’il s’engageât d’avance à travailler à la transmission de ses Savoirs pour l’état dès son diplôme en poche, une bourse confortable lui fut de nouveau allouée.

Ainsi il se traça désormais une vie tranquille, dans le confort et loin des champs à part quelques escapades de pêche à la ligne. Cette vie fut bientôt égayée par l’amour d’une compagne et de quelques enfants vifs, et restait rythmée toujours par les rentrées scolaires et les examens, mais du bon côté à présent.

Cependant, il restait tout de même à ce petit garçon devenu grand un rêve personnel à réaliser : voir ces montagnes qu’il avait tant imaginées gravir, pendant toutes ces années, et qui continuaient de le fasciner sur le petit écran désormais coloré. Il lui fallut encore quelques années pour mettre l’argent de côté et disposer d’une voiture assez fiable pour traverser la France, quelques mois pour finaliser le projet – choix de la région, se loger -, puis encore une de ces immenses journées d’été pour y arriver enfin : Jura, 900m d’altitude, presque trois fois plus haut que la plus haute lande des Monts d’Arrée !

Un mois ne suffit pas pour rassasier sa soif de montagne, et il y retourna souvent ensuite. Mais ce mois lui suffit à emmener la petite Kerleane s’étonner devant les curieux plissements calcaires des falaises du Doubs, découvrir la mythique Chamonix et sa mer de glace, se baigner dans les lacs de Neuchâtel et du Léman, voir décoller les deltaplanes, et surtout, au bout d’un chemin étroit et défoncé, pique-niquer un soir dans une vallée perdue des Diablerets, parsemée de chalets d’un bois hors d’âge, et troublée seulement du tintement des cloches des vaches.

J’ai encore en moi le bonheur familial de ce magnifique soir d’été… l’appel de la montagne a pris le relais. Et peut-être l’ai-je transmis à mon tour: ci-dessous, été 2005, Lili à son tour pose fièrement près de son premier sommet!

Pour ce parcours… bravo Papa.

Pour ce partage… merci Papa. 

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Papyrus #2: La femme du marin n’attend plus

Elle l’a regardé jusqu’à l’horizon, s’éloigner et s’éloigner encore.

Elle a d’abord regardé les hommes s’affairer gaillardement sur le pont, dans la fébrilité du départ. Il y a tant d’impatience en eux, à l’heure de leurs retrouvailles avec l’autre… Car la mer visiblement les attend aussi, et ne se lasse jamais d’eux: elle piaffe, elle vibre, elle gémit, elle ondule sans cesse pour les appeler, à peine assagie à l’abri du port.

Elle a surtout regardé son homme : son clin d’œil fugitif mâtiné d’un dernier sourire, puis ses gestes assurés mille fois répétés. Car il est beau, avec ses mains fortes, son pas dansant au rythme de la houle, sa silhouette solide qui fait peu à peu corps avec le pont, s’effaçant derrière les vives couleurs de la coque tandis que le navire s’éloigne hardiment vers son amante aux éternelles vagues, jusqu’à enfin en fendre le premier ressac, au passage au près des récifs.

Enfin, elle a regardé la grand-voile immaculée, gonflée du fier vent de noroît. Sa blancheur lumineuse est en effet toujours la dernière à se noyer dans les larmes tirées indifféremment par le soleil, le vent ou la mélancolie du départ, car elle brille bien distinctement sous le soleil, jusqu’à se fondre enfin à l’ultime frontière visuelle, ce tracé grisé de la légère brume de mer qui démarque le bleu marin du bleu azur sur les horizons atlantiques.

Le navire est toujours bien long à gagner cet horizon… Mais, finalement, comme toujours, il disparaît… Il ne reste alors que les mouettes, qui reviennent à terre pleurant leur colère de se savoir abandonnées.

Femmedumarin_2L’attente est finie.

Elle range machinalement une mèche sous son bonnet ; le vent la dérange sans cesse : il faudra penser à la couper. Elle a faim à présent : il faut rentrer préparer le souper ; trier le linge pour la lessive de demain ; mais avant tout, poster les papiers pour le notaire, qu’ils ont revus ensemble, et qu’il a enfin signés. Elle touche l’enveloppe, rassurante, au fond de sa poche : elle ne s’est pas envolée. Entre-temps, le vent a un peu forci : les femmes resserrent leur col, tournent le dos au quai – un signe de la tête, au revoir… on bavardera un autre soir.

Ainsi elle reprend le chemin de la maison, machinalement, revenant un peu plus à chaque pas vers son quotidien solitaire, mais bien rempli : il y a tant à faire, quand on est seule sans homme à la maison, pendant tout ce temps. 

Car la femme du marin n’attend plus qu’il rebrousse chemin pour venir la retrouver; il reviendra bien assez tôt, tout autant impatient et fébrile pour ce retour qu’il ne l’était à l’aller, lassé pour un temps de son amante aux dix mille eaux, et bouillant du désir de s’étourdir à terre. Et s’il ne lui revient pas… la femme du marin est libre, elle est forte, elle est sage; elle est patiente. Et cela, la mer ne le lui reprendra pas.