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Mais où est donc l’âme qui s’efface?

Alzheimermemory_2  Depuis le tournant du siècle, l’âme de Mamie s’efface.

Elle dont j’étais si fière, si active, si belle, si aimante, s’est soudain fatiguée.

Puis les mots ont commencé à disparaître. Ecrits d’abord, tant d’efforts dans l’écriture déjà chamboulée de la dernière lettre que j’ai d’elle. Puis la parole, qui a juste eu encore un peu le temps de s’échapper pour dire l’angoisse à ma mère, à ma soeur: "je perds la tête, comme ma mère avant moi". Puis les gestes quotidiens, oublier d’éteindre le gaz, si mon oncle n’avait pas été là, le corps se serait envolé avec l’âme… Quand je l’ai revue, le choc: cheveux blancs, ternes et raides, elle que j’avais toujours vue permanentée et aubrun flamboyant; lunettes, elle qui ne les portait que pour conduire par coquetterie; peau nue et ridée, elle qui se maquillait au saut du lit, même pour aller ramasser des pommes de terre; et elle avait pris 10 kilos, car elle qui surveillait sa ligne depuis toujours s’était soudain mise à manger compulsivement. Elle ne parlait déjà plus, et seul son regard s’échappait encore, au milieu d’étranges tics que je ne lui avais jamais connus.

Ainsi, en quelques années, elle a fait le chemin que font les bébés qui grandissent, mais à l’envers. Perte des fonctions intellectuelles supérieures (lire, écrire, etc…), du repérage dans le temps et dans l’espace, de la mémoire, de la parole, de la continence, de la marche, de l’utilisation de la cuillère pour manger, du sourire, du regard vivant…

Et pourtant elle est toujours là.

Alors moi je me demande, dans les grands courants philosophiques, la psychiatrie, et dans les différentes traditions spirituelles, qu’il s’agisse de l’harmonie entre corps et esprit dans les grands courants orientaux, de la réincarnation, ou du passage de l’âme au monde éternel, comment expliquer cette affreuse progressivité du départ de l’âme, de l’Esprit qui animait son corps?

Elle est où sa conscience?

Est-ce qu’elle a encore conscience d’elle-même d’ailleurs? ou bien, dans son parcours de bébé à rebours, elle vit de nouveau une fusion indifférenciée avec son environnment nourricier?

Moi, je pense beaucoup à elle, bien que je n’aie pas l’occasion de la voir car je vis à l’étranger; en fait, au fur et à mesure qu’elle s’enfonce dans ses brumes, je remue des choses belles et douces enfouies au fond de moi. Mon pseudo lui-même, Kerleane, est sorti d’une de ses références spirituelles les plus chères.

Alors même si cet envol est douloureux, même si je crains que dans ma lignée des Kerleane, je doive accompagner aussi Maman dans un tel cheminement comme elle-même accompagne courageusement Mamie aujourd’hui et comme Mamie avait en son temps accompagné courageusement Mémère il y a 25 ans, même si je crains de devoir un jour regarder terrorisée mon intelligence s’effacer, j’aimerais me dire que c’est une étape nécessaire dans la roue de la vie, et dans la transmission des Anciens aux Nouveaux dans la chaîne des générations.