Trois soeurs – Marie-Jeanne

Marie-Jeanne avait trois filles.

A l’aînée, il manquait la beauté.

A la benjamine, il manquait la santé.

La cadette avait tout hérité.

Et Marie-Jeanne observait ses trois filles, ses petites devenues femmes, soupirant en son fort intérieur:

A Louise, il manque le rêve.

A Elisabeth, il manque la force.

A Anne, il manque la sérénité.

Qu’avait-elle donc oublié quand elle les avait enfantées, puis élevées, puis accompagnées?

Mais il était trop tard à présent; son temps à elle n’était plus de ce monde. Son âme s’affaiblissait, l’éloignant chaque jour un peu plus des soucis des vivants. Mais plus elle s’envolait, plus la ribambelle de ses pensées inquiètes tournoyaient dans son esprit fatigué, enfermées dans ce crâne devenu si exigü que même les mots n’arrivaient plus à en sortir. Son regard seul s’affolait par moments du désespoir de ne pas savoir partager les images de l’autre côté, paniquant Louise et faisant pleurer Anne. Elisabeth seule restait sereine, car elle avait suffisamment balancé entre les deux mondes pour ne plus en avoir peur.

Marie-Jeanne rompit finalement les amarres une nuit de grand vent, laissant derrière elle la rustique empreinte d’une vie besogneuse et pleine de poésie pourtant, au travers des deux guerres et des étranges mutations de ce siècle encore inachevé.

Marie-Jeanne n’avait jamais voyagé plus loin que le grand champ de foire; c’est pourquoi ce dernier grand voyage était d’autant plus étourdissant pour elle. Comme elle avait la foi robuste aux croyances de son temps et de son lieu d’ancrage, c’est Saint-Pierre qui l’accueillit à la porte de son paradis.

– Bienvenue Marie-Jeanne. Tu nous arrives bien légère déjà, mais je vois qu’il te reste un dernier fardeau à déposer avant de te reposer enfin. Quel est donc ce souci que tu ne peux oublier?

– Ah, mon bon père, ce sont mes filles. Elles sont bien braves toutes les trois, mais elles me donnent du tracas. L’aînée abat du travail comme dix, le monde s’arrêterait de tourner qu’elle essaierait de le relancer encore, mais elle en oublie de s’arrêter regarder la beauté autour d’elle; elle est comme ces machines qui viennent dans les champs et dans les fermes à présent; de bonnes mécaniques bien utiles ma foi, mais il leur manque comme un peu d’âme. La benjamine, c’est le contraire; elle a bien failli passer ici avant moi, et plus d’une fois; la beauté du monde est sa compagne de tous les jours, qu’elle soit poème ou aquarelle; mais elle est trop légère pour l’univers des vivants, qu’elle effleure à peine. La cadette enfin a tracé son chemin comme moi, de façon plus classique; elle est belle et elle est forte; elle a travaillé et elle a aimé, elle a enfanté et elle a guidé, elle a rêvé et elle a réalisé; mais elle doute toujours, et n’est jamais satisfaite de son sort; sans ses soeurs pour lui occuper les mains et l’esprit, elle pleurerait tout le temps.

Saint-Pierre sourit.

– Je vous ai entendue, et je sais comment vous soulager de ce souci, Marie-Jeanne. Regardez…

Il y avait là en effet derrière Saint-Pierre un immense univers, rempli des lumières de la Connaissance, sous toutes formes des plus simples aux plus complexes telles que les esprits des hommes et des femmes de tous les temps les avaient façonnées au gré de leurs découvertes et de leur imagination. Il y avait les symbôles et les rituels, les chansons et les tableaux, les brevets et les romans…

Et là devant Marie-Jeanne, soudain les formes d’une femme inconnue, plus vieille et burinée encore, avec d’épais cheveux gris retenus par une longue tresse, d’étranges habits aux couleurs chaudes et des bijoux de bois, de pierres, de cuir et de plumes.

La femme lui sourit, et lui parla dans une langue aux sonorités inconnues et pourtant limpide:

– J’ai ici une légende qui attend votre visite…

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