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Trois soeurs – Anne

Enfin la suite de mon papyrus des Trois Soeurs… bonne lecture.

Anne était vive et gracieuse; Anne était fine et forte à la fois.

Anne mettait de l’ardeur à l’ouvrage, comme toutes les femmes de la famille – à part sa benjamine bien sûr, mais Elisabeth devait épargner ses efforts pour sauvegarder le peu de santé qui lui restait.

Anne n’avait pas l’incroyable endurance de son aînée Louise, mais elle n’en était pas moins active du matin au soir. Elle s’appliquait en particulier à des ouvrages demandant plus de patience et d’habileté sur lesquels Louise ne s’attardait guère, comme le crochet à dentelle qui lui occupait les mains le temps de mener la vache paître ici ou là.

Anne aimait les histoires des veillées comme des romans, celles des chants des grand-mères comme de l’église. Elle aimait rêver aussi, à ces princes lointains qui l’emporteraient dans le tourbillon d’une danse, vers le monde coloré et bruyant de ces belles toilettes qu’elle voyait parfois se promener aux beaux jours dans les rares automobiles qui osaient s’aventurer jusqu’au hameau.

Louise se moquait bien d’elle alors: "Ces grandes dames seraient donc plus heureuses que nous, sous le seul prétexte qu’elles sont mieux habillées? Mais les oeufs dans lesquels elles trempent une petite cuillère en argent à leur repas du matin (c’est la fille à Lisette qui l’avait rapporté à Louise), ces oeufs sortent de notre poulailler. Elles ont besoin que nos poules soient bien soignées, plus que nous n’avons besoin de rêver à l’ennui de leurs journées. Laisse donc ces chimères à Elisabeth, après tout la pauvre n’a pas assez d’ouvrage pour se remplir l’esprit, et puis cela lui enlève l’angoisse dans ses insomnies…"

Alors Anne hochait la tête, et retournait à son ouvrage en silence. Le crochet occupe les mains plus que l’esprit, et la vache n’était pas une compagnie bien bavarde. C’est pourquoi le soir en rentrant, elle s’empressait d’aller retrouver Elisabeth, qui lui résumait l’une ou l’autre de ses lectures du jour, tandis qu’Anne lui racontait dans le moindre détail ses rencontres de la journée. Elles comparaient aussi leurs ouvrages de dentelle et de couture, qu’Elisabeth pratiquait avec plus de talent encore. Mais la toile de bel ouvrage, les galons et les rubans, coûtaient bien trop cher à Marie-Jeanne pour leur permettre de réaliser les toilettes de leurs rêves, comme celles des revues de Paris que la femme du docteur prêtait régulièrement à Elisabeth.

Ainsi passaient les jours et les saisons, et Anne devenait vraiment plus belle et plus audacieuse. Au bal du café de la colline, elle croisa enfin son prince. Il n’en avait certes pas le costume trois-pièces, ni l’automobile vrombissante, mais tout de même une belle prestance, le souffle inépuisable pour faire sauter les danseurs au son de sa bombarde jusqu’au coeur de la nuit, et surtout il la faisait rire.

Alors Anne devint adulte. C’était des temps bien troublés alors; les belles automobiles ne venaient plus, remplacées par celle de l’occupant de temps à autre, paniquant les belles filles qui allaient se cacher devant le potentiel danger de cette autorité bravache. De la guerre, Anne voyait donc surtout rougeoyer les bombardements qui ravivaient le soleil couchant au coeur de la nuit, rappelant du haut de la colline où étaient les ports et les ponts stratégiques, pourtant lointains. Ces années-là furent bien longues, entre la ferme, les grossesses et les naissances. Puis la guerre passa comme toutes les guerres, et Anne aidait toujours Marie-Jeanne et Louise; mais Elisabeth s’était envolée, et Anne, qui rêvait encore, se languissait d’autant plus d’une autre vie plus tourbilonnante, plus joyeuse, plus facile – en un mot, plus moderne.

Heureusement, le monde changeait et l’opportunité se présenta pour le mari d’Anne, qui avait un peu d’instruction, d’aller tenir les livres de comptes au gré de l’état à l’arrière protégé de ses nouvelles guerres, lointaines celles-là. Alors enfin vint le temps pour Anne de quitter la ferme, son poulailler, son potager et les chemins creux du bocage impropres aux belles automobiles pour se rapprocher des grandes dames qui la fascinaient toujours autant, puisque toute la famille allait s’installer désormais là où l’armée logeait ses fonctionnaires.

Et Anne s’étourdit de cette nouvelle vie, de ces nouvelles rencontres, de ces nouveaux usages. Son goût pour la lecture et le crochet, ses enfants bien élevés et sa bonne mine lui permirent d’approcher les épouses de bonne famille dont son admiration et sa naïve curiosité rompaient l’ennui. Elle apprit vite les menus détails d’une maisonnée bien tenue – l’emplacement du pli sur le couvre-lit, l’ordre des couverts sur une belle nappe, les hors-d’oeuvre et le plateau de fromages aux repas de famille – mais aussi comment bien s’habiller, se maquiller, parler. Elle prit l’habitude d’emmener toute la famille aux bains de mer pour les congés payés, et inscrivit les enfants à l’internat de la ville pour leurs études secondaires, loin, bien loin des vaches et du crochet.

Puis vint une nouvelle guerre, en Afrique cette fois. Restée seule en métropole, avec les enfants aux études, elle rentra donc au pays, avec le permis tout frais de conduire l’automobile, fierté du mari, et la sienne aussi, un peu. Mais la guerre passa, comme toujours, et vinrent enfin des temps plus tranquilles, avec une maison à eux enfin, et tout le confort moderne, une grande cuisine en formica, et bientôt même la télévision!

Alors Anne continua d’aider Louise, et Marie-Jeanne qui vieillissait courageusement, à ramasser les oeufs et les pommes de terre, à éléver des lapins et faire fleurir des roses, à recevoir pour Noël et les vacances ses enfants et petits-enfants nés en ville désormais, mais aussi Elisabeth, qui leur ramenait à tous les livres, les disques, les parfums et les toilettes de Paris….

Car Anne rêvait toujours, les mains occupées, l’esprit vagabond, à une vie qu’elle n’aurait plus le temps de réinventer désormais – ses enfants peut-être?

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Perspective historique

Staune La perspective historique que James Redfield ne fait qu’effleurer en quelques phrases dans son roman fait l’objet de la première partie, introductive mais nettement plus détaillée et documentée, de l’essai de Jean Staune. Voici donc ma tentative de synthèse pour cette partie spécifiquement.

Le premier chapitre rappelle l’évolution de la pensée humaine, qui commença par créer des Dieux pour répondre à ses deux profondes angoisses existentielles – partagées par les hommes et femmes de tous lieux et de tous temps: la difficulté à trouver une explication cohérente, un sens, à ce que l’on vit, d’une part, et au fait que l’on meurt, d’autre part. Puis vint l’ère de la pensée rationnelle, dont les balbutiements posés par les Grecs il y a 2500 ans prirent vraiment leur essor à la fin du Moyen Age dans la société occidentale, avec les découvertes astronomiques qui cessèrent de placer l’Homme au centre de l’univers, puis le développement des autres sciences dans la foulée – notamment, en biologie, la théorie de l’évolution, qui acheva de déstabiliser l’Homme dans sa certitude d’être unique, élu des Dieux. Quel désenchantement! Et les grands penseurs cités dans ce chapitre se succèdent pour en explorer les conséquences, jusqu’à montrer que la suite logique et inévitable de cette ère moderne, cumul de la pensée rationnelle et matérialiste, est la modification de l’Homme par lui-même (génie génétique, intelligence artificielle…).

Le deuxième chapitre reprend cette perspective historique, mais sous un angle différent: celui de la condition humaine elle-même, abordée sous l’angle de la philosophie et des grandes traditions religieuses au cours du temps. L’auteur note d’une part que les fondements moraux et éthiques du "comment vivre" sont communs à ces dernières depuis des milliers d’années (même si ces grands principes n’ont pas toujours, pour ne pas dire pas souvent, été respectés!). Mais ces principes ont toujours été construits sur la base de conceptions non matérialistes du monde (ce qui les rend cohérents, c’est l’hypothèse déiste sous-jacente d’une "autre" réalité à atteindre/approcher). D’autre part, il explique que l’humanisme et le matérialisme ne sont pas compatibles; leur combinaison est sans issue, car les Droits de l’Homme, conçus sans le socle du déisme, n’ont pas de fondement (logique, rationnel) face à une pensée, une civilisation matérialiste, dont la parfaite évolution (logique, rationnelle) ne peut conduire qu’au "meilleur des mondes" matérialiste comme expliqué au premier chapitre. D’où l’importance de revnir à cette question fondamentale: notre existence (en tant qu’êtres humains – notre condition humaine) a-t-elle un sens?

Une fois ainsi posé le problème, l’auteur présente dans le troisième chapitre sa démarche pour l’étudier. Il reprend de nouveau la perspective épistémologique du premier chapitre, mais pour la projeter au XXIème siècle avec le pari suivant: de même que notre civilisation a connu un changement de paradigme (règles, conceptions, hypothèses de base constituant le socle de la science/la connaissance) en passant du monde ptolémien au monde newtonien, le XXème siècle était la charnière pour changer de nouveau de paradigme, et passer au monde einsteinien. Ce sont d’abord les avancées dans la physique de l’infiniment grand (relativité) et de l’infiniment petit (quantique) qui ont, indéniablement, entraîné ce changement de paradigme, pour nous entraîner dans une conception du monde physique où les notions d’incertitude, imprédictibilité, incomplétude, indécidabilité, indétermination, redeviennent des notions fondamentales… et scientifiquement prouvées. Mais aussi, d’après l’auteur, les avancées plus récentes en logique, biologie, et étude de la conscience – selon lui, les sciences de la vie ayant toujours du retard sur les sciences de la matière dans l’évolution de la connaissance humaine, ces avancées ne sont pas encore largement reconnues. C’est pourquoi il propose de nous expliquer ces avancées, en trois chapitres pour chacun de ces domaines, en partant des sciences de la matière bien reconnues auhourd’hui, et en posant le pari que les sciences de la vie vont connaître la même révolution que celle qu’a connue la physique au XXème siècle – maintenant! Enfin, il dévoile peu à peu son credo – le chapitre s’intitule "Vers de nouvelles lumières…", et se termine ainsi:

Si la vision réductionniste, mécaniste et déterministe que la modernité nous a donnée de l’homme et du monde est vraie, il faudra l’admettre. (…) [Sinon], la chose la plus importante [à faire aujourd’hui pour notre civilisation] sera de le dire (…): il s’agit d’une condition nécessaire (mais non suffisante!) à notre survie, la seule qui fera apparaître une nouvelle source de lumière remplaçant celle qu’a fait exploser le "désenchantement du monde". 

Et voilà… comment les 425 pages qui suivent vont-elles suffire à résumer les principales avancées scientifiques susceptibles d’apporter un éclairage (la lumière!) à ce questionnement existentiel? je suis dévorée de curiosité… et je m’en vais de ce pas poursuivre ma lecture.