Quand mes arrière-grand-parents étaient petits, pour accéder à de nouveaux savoirs, il fallait faire tellement de kilomètres et y consacrer tellement de temps qu'ils n'y pensaient même pas.
Quand mes grand-parents ont vieilli, ils prenaient le temps de lire Ouest France ou Le Télégramme 6 jours sur 7, ils écoutaient la radio en épluchant les patates, ils regardaient les infos à la télé en soupant.
Quand mes parents m'ont élevé, nous habitions en ville et Papa m'emmenait à la bibliothèque quasiment tous les mercredis et les samedis, et la télé occupait le reste de mes loisirs.
Maintenant, dès que je me pose une question, je fais le tour du sujet sur internet. A toute heure du jour et de la nuit, je peux aller lire une thèse du MIT sur l'"affective computing" (ce sujet à l'interface entre psycho, informatique et intelligence artificielle m'intrigue), chercher une recette de gâteau au citron facile pour les enfants, recevoir le dernier mailing de Maman qui transmet les nouvelles et photos fascinantes d'un couple de ses connaissances en vadrouille en Asie, et celui de Belle-Maman par alliance qui vient de se passionner pour une sorte d'insecte des marais multicolore, petite merveille de la nature difficilement observable en vrai mais tout à fait accessible sur écran.
Il y a là quelque-chose d'étourdissant. Je pourrais me noyer dans toutes ces connaissances à portée de clic. Mais la vraie vie n'a pas changé et le temps continue de m'échapper. Je me demande si en revenant à un rythme plus raisonnable il y a quelques mois je n'ai pas déformé le temps, ou ralenti mes gestes et mes pensées à un point tel que le temps gagné sur mon heure de transport quotidienne, avant, ou sur les interminables réunions inefficaces qui me semblaient remplir mes journées, avant, semble s'être évaporé. Je ne le trouve plus, ce temps!
C'est un phénomène souvent rapporté par les retraités, et je ne me l'explique pas…
On dirait que si je ne me fixe pas une liste de choses à faire ultra ambitieuses EXPLICITEMENT, rien n'avance. Avant je pouvais vivre 3 vies en une journée et 4 étalées sur la semaine sans réfléchir aux priorités. Et puis un jour cela n'a plus eu de sens pour moi, j'ai voulu reprendre les rennes de ma vie. Mais je cherche encore le mode d'emploi.
Derrière mon écran, l'espace-temps contracté de l'accès instantané à des infos aussi distantes géographiquement et temporellement que la signature dans un registre paroissial d'un ancêtre d'il y a près de 400 ans dans un pays tellement à l'ouest de celui-ci que leurs histoires ne se sont pas entre-mêlées depuis le temps des romains, enfin je crois…
Devant mon écran, l'espace-temps dilaté de tout ce que je rêverais de faire encore dans la bonne demi-vie qu'il me reste statistiquement, et que… je n'arrive même pas à diviser en petits pas sûrs sans en voir s'empiler de semaine en semaine, reste à faire, reste à faire…
D'ailleurs faut que j'aille finir de gratouiller mes cartes de voeux, manuscrites, quelle drôle d'idée! mais je ne peux pas me résoudre à les contracter en 3 clics. J'ai besoin de marquer la matière… c'est plus vrai, cela a plus d'existence que le virtuel. Enfin je crois…
On vit quand même une époque bizarre. Ou bien c'est moi qui deviens bizarre à trop réfléchir à ces trucs absurdes?