Il est né au milieu de la Grande Guerre, a grandi au milieu d'une dizaine de frères et soeurs, a vécu quatre-vingts années au milieu de la Bretagne.
Il était de l'avant-dernier des mondes.
Il n'y a pas assez de mots pour décrire ce monde d'avant le nôtre. Surtout en français.
Dans ce monde d'avant, l'habileté d'un homme se mesurait à la rapidité de sa faux à dénuder les terres affleurées de rochers sans que jamais une étincelle ne vienne embraser les herbes sèches.
Dans ce monde d'avant, la subtilité d'un homme se mesurait à la précision de la modulation des gestes et de la voix qui guidaient son cheval, son troupeau ou son chien, selon le moment, dans ce ballet complexe où chacun jouait sa subsistance en synergie.
Les chevaux… depuis l'enfance, il leur parlait, il les menait. Il avait reçu tous les savoirs de la terre en héritage, comme ses frères, de son père, qui les tenait de son père, et ainsi de suite, sur ces mêmes terres depuis au-delà du temps des premières archives des églises. Il maîtrisait toutes ces habiletés, toutes ces subtilités, depuis le coeur de l'enfance`où il est si facile d'apprendre, et où tout lui avait été transmis.
Quand ses fils à lui sont nés, à la fin d'une autre guerre, le monde n'avait pas encore vraiment changé. Mais soudain tout s'est accéléré. Quand le petit est allé à l'école, l'électricité est arrivée. Il était malin ce petit, curieux du monde d'en haut et des choses de l'esprit, pressé d'y détourner l'habileté et la subtilité nécessaires à faire tourner le monde d'en bas en bonne intelligence. Désormais l'électricité pouvait garder les vaches avec un simple fil, et éclairer les livres jusque tard dans la nuit. Ce gamin-là a été vite perdu pour la ferme, poussé aussi vers d'autres sommets par sa mère et sa grand-mère qui avaient déjà compris que le monde changeait… et peut-être aussi saisi l'excuse des allocations familiales et bourses d'étude pour se libérer d'un gaillard à nourrir et blanchir d'octobre à juin 😉
Il restait donc l'aîné, tout aussi travailleur, toujours de bonne humeur, solide comme sont les hommes de cette terre (même le petit, tout intellectuel qu'il était, portera encore des sacs de 50kgs à passé cinquante ans). Ses bras étaient bien utiles, il y avait toujours à faire: il était bien préparé à son tour à reprendre une ferme sur ces terres du monde d'avant, la tête, la voix, les mains pleines du savoir du père, et du grand-père avant lui. Habiletés, subtilités du travail en synergie avec la terre et les bêtes, transmises une nouvelle fois au coeur de l'enfance où il est si facile d'apprendre…
Mais le monde d'avant s'effaçait déjà, et ces savoirs étaient remplacés par d'autres. Il était temps de faire des choix. Qui donc menait encore des chevaux aux champs? Le nouveau monde était celui des machines. Et ce fut donc le temps du dernier cheval… Pour le père, un crève-coeur. Pour le fils, la fierté de conduire le tracteur, pour mieux promettre aux filles des bals de village le confort d'une ferme moderne et rentable.
Mais le monde d'avant s'effaçait encore et encore, et de plus en plus vite. Le tracteur par exemple amenait d'autres questions: les petites parcelles encadrées de hêtres et d'ajoncs n'avaient plus de place dans ce monde mécanique, et il fallait plus d'argent pour faire tourner ce monde-là. Alors, comme pour le cheval, le père a résisté. Mais plus fort cette fois. Ces terres étaient les siennes, celles de ses frères et soeurs, celles de ses cousins. Celles que ses aïeux avaient lentement modelées à leur rude et pourtant savant labeur. Ils savaient où courait l'eau et quand chantait le vent de solstice en solstice, et chaque monticule, chaque roche, chaque arbre portait un bout de leur histoire, de joie ou de querelle, souvent un mélange… Renverser ce monde-là c'était toucher à tous les rêves oubliés, à toutes les rancoeurs enterrées, à tous les fantômes cachés derrière la moindre ligne du cadastre ancien. Voilà pour l'irrationnel. Et il est vrai pour le rationnel que ces terres ne valaient rien, trop rocheuses, trop pauvres, tout juste bonnes pour la lande et la bruyère et un peu de subsistance au milieu… Personne n'a insisté pour les rentabiliser. Elles sont donc restées aux vieux, à ceux du monde d'avant, avec leurs petits lopins morcellés de quelques hectares au faible rendement, leurs quelques vaches et poules, dans leurs fermes sombres, mal chauffées et mal aérées. Le fils a trouvé un emploi mieux payé pour ses bras solides, avec la sécurité sociale, à 15km, comme maçon dans un bourg un peu plus prospère; d'ailleurs, il y avait là-bas une fille adorable, et qui savait que les plus belles maisons sont celles des maçons… la décision a été vite prise.
Le père est resté seul, bientôt à la retraite agricole, cette belle invention du monde nouveau, avec la mère, le chien, un potager et quelques lapins. Impuissant à freiner ces mutations qui allaient trop vite pour lui, il les suivait depuis longtemps, de son mieux mais de loin, dans le journal, à la radio, puis, petite pension de retraité aidant, à la télévision. Il a continué à regarder son monde changer, son savoir de l'ancien monde s'effacer dans une évidente inutilité. Il voyait de temps à autre ses petits-enfants, partis d'emblée à la conquête du nouveau monde, habillés comme les princes des légendes, nourris comme des cochons à engraisser, transportés confortablement en voiture même sur le chemin de l'école, et le nez devant la télé dès le plus jeune âge. Que pouvait-il leur raconter, à ces petits-là? Ils étaient bien sûrs sourds au breton que leurs parents s'empressaient d'oublier: à les écouter, quand ils voulaient bien en parler, il ne restait que la honte de cette culture d'un autre âge. Alors il leur parlait seulement en français: la langue des livres, la langue des professeurs, la langue du journal, la savante langue du monde nouveau.
Le reste n'a plus jamais été dit. La langue du monde nouveau savait analyser, décrire et expliquer. Elle ne savait pas dire les émotions du monde d'avant, le beau, le vrai, l'évident, et lui restait de toute façon trop étrangère pour oser lui faire dire sa peur d'être oublié ou pire, d'être à jamais celui dont on a honte, encore moins oser crier sa colère de n'avoir plus d'autre existence que celle d'être le père, le vieux, l'ancêtre… le dernier dépositaire d'un savoir dont plus personne n'avait que faire… comme son dernier cheval, en 1960.
Il avait fait son temps, les articulations usées, le corps fatigué. Il a attendu son tour de passer dans l'autre monde, chargé de tout ce qui n'avait plus de raison d'être, de tout ce qui ne se disait plus.
Le monde d'avant s'est effacé, et son empreinte, celle du dernier meneur de cheval, avec.
Il ne reste que quelques photos et l'évidence des études ethnographiques. Et les questions sans réponse d'une petite-fille face à aux émotions non-dites héritées de cet autre temps…
(c) Kerleane – Nov 2009-Mai 2010