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2004 – Bousculade

C’est donc franchement épuisée que j’ai fini le printemps 2004.

Au mois d’avril, le plus gros et le plus vieux de mes projets a implosé, suite à une alliance industrielle contraire à nos intérêts au sein du consortium. Bien sûr les ruptures ne sont jamais aussi franches dans la réalité: on m’a donc demandé une étude complémentaire pour clarifier l’impact sur notre stratégie.

Au mois de mai, c’est à peine si j’ai réussi à croiser mon chef pour lui présenter les conclusions de l’étude. Visiblement, il s’affairait à des manoeuvres en haut lieu, repérables à une frénésie de réunionnite aigüe. J’étais à l’écart de l’agitation et ne m’en souciais guère: depuis 5 ans que je bossais avec lui, je savais qu’il écrantait toutes ces histoires politiques pour laisser bosser les gens tranquilles, et qu’il ferait appel à moi seulement quand il le jugerait utile.

Naïve, Kerleane, naïve! si j’avais écoutée mes petites antennes, j’aurais mieux anticipé ce qui se tramait.

Mi-juin, une dizaine de jours avant mon départ en vacances, chef convoque ses troupes, les 6 ou 7 personnes sous sa supervision directe. Et commence une présentation Powerpoint: Nouvelle Organisation. Tout le R&D est chamboulé: unités d’affaires désintégrées, fusion de départements, regroupement d’activités, lancement d’un département dédié expertise principale, on n’y retrouve plus ses petits, ni ses chefs, en tout cas moi: ancien chef a disparu dans l’organigramme (pudiquement, on appelle cela une mise au placard) et mon équipe qui fait partie de ses meubles sans doute plus décoratifs que fonctionnels, puisque je m’occupe de tous les projets exotiques, avant-garde et tordus qui traînent depuis 3-4 ans, donc, visiblement, personne ne se soucie de notre activité. Moi non plus, je ne suis dans aucun organigramme!

L’angoisse! heureusement qu’on ne supprime pas d’emplois. Commence donc alors l’humiliante tournée des chefs…

Chef remplaçant de chef précédent. Très gentil pendant l’entretien, mais visiblement peu inspiré de conserver cette activité atypique vu ses objectifs opérationnels ultra-prioritaires.

Super chef nouveau. Débarqué quelques semaines auparavant, ne connaît encore pas grand-monde, a visiblement placardé chef précédent, et nous accorde un long entretien à moi et mon premier lieutenant que j’ai appelé en renfort, pour nous expliquer sa vision révolutionnaire sur le fond comme sur la forme, tout en nous proposant des postes complètement différents dans une structure peu attractive. Nous sortons épouvantés par l’ampleur de la révolution et l’incompréhension fondamentale de nos assets technologiques que super chef nouveau vient de nous exposer avec une assurance telle qu’elle paraît inébranlable: la panique! je n’ai plus qu’une idée, trouver absolument une alternative pour ne PAS dépendre de lui. (En pratique il changera du tout au tout dans les mois qui suivront, et s’avèrera l’une des personnes les plus intelligentes croisées sur mon parcours professionnel par sa capacité d’adaptation. Mais c’est une autre histoire.)

Tout cela me laisse fort peu de possibilités.

En regardant les missions des nouveaux départements, il me paraît évident que mes activités doivent naturellement passer au département d’expertise principale qui échappe justement à super chef nouveau. J’arrive à négocier un créneau de 10mn téléphoniques dans l’agenda débordant du chef expertise principale fraîchement promu pour vendre mon équipe et mes projets. Hélas, refus poli mais ferme: "tu comprends Kerleane, j’ai déjà beaucoup de monde dans la barque, je ne peux pas prendre tes activités en plus". En pratique, dans les semaines et mois qui suivront, il ouvrira une dizaine de postes, et ne reviendra jamais vers nous… grrr.

La dernière possibilité est très embarrassante. A la restructuration précédente, j’avais hésité entre transférer mon activité dans une unité d’experts ou prendre la responsabilité d’une petite équipe en suivant mon ancien chef. Ma fidélité à ce dernier avait fait pencher la balance, et chef des experts m’en voulait peut-être encore un peu, car il avait besoin de peupler son équipe pour la rendre crédible et ma défection n’avait pas dû lui faciliter les choses. Je laisse donc trainer cette dernière option…

C’est la veille de mes vacances… je n’ai quasi pas dormi depuis une semaine, comme si tout mon décalage horaire pas digéré depuis la grippe de janvier se transformait en insomnie géante. J’ai réussi à organiser la réunion de la dernière chance, avec ancien chef et tous les grands chefs influents, sauf super chef nouveau grâce à une astuce d’agenda de connivence avec les assistantes, pour présenter mes activités et démontrer en une heure top chrono en quoi elles sont essentielles pour l’entreprise.

Le message est envoyé. Mais je pars en vacances ce soir-là sans savoir quel chef, quelle mission je trouverai au retour, ni si j’aurai encore mon équipe et mes projets.

Heureusement, j’avais cette annèe-là réservé une location tranquille et bien située sur l’Atlantique, et malgré l’affreuse météo de ce début juillet 2004, ces vacances furent les plus reposantes depuis des années.

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Mon esprit se vide – le soir, je vais longuement marcher sur la plage dans le fort vent d’ouest, une fois les enfants couchés, et toutes mes pensées parasites s’envolent ainsi, jour après jour. Un soir, il me revient à l’esprit le terrible cauchemar fait pendant la forte fièvre de janvier. J’y suivais ancien chef dans les bas-fonds de Los Angeles, une vraie cour de miracles dont je ne sortirai pas indemne, tandis que chef fraîchement promu à l’expertise principale (qui en janvier, était au même niveau hiérarchique) suivait un trottoir plus sûr jusque dans les beaux quartiers… sans nous!

Véridique! de quels éléments inconscients (mes petites antennes!) pouvais-je donc disposer en janvier pour prévoir aussi clairement cette situation? mon cerveau à 40.2°C avait-il soudain développé une perspicacité inhabituelle? je ne sais pas. Et le rêve s’arrêtait là me laissant dans l’expectative!

Finalement, je suis rentrée par le train de nuit un lundi matin, arrivée au bureau pas trop fraîche en milieu de matinée et m’attendant au pire, mais non, grand sourire de mes collaborateurs: l’équipe est transférée, telle quelle, au département des experts. La réalité est que ce chef là est le seul à ne pas avoir dit non au transfert (il dit rarement non). Premier lieutenant est dépité par son manque d’enthousiasme, et cherche à se recaser dans le département de l’expertise principale, mais n’y trouve pas son bonheur. Pour ma part j’en fais mon affaire. Il me faudra environ 3 mois pour gagner l’estime de ce nouveau chef, qui m’avouera à l’entretien de fin d’année qu’il avait sous-estimé la valeur de notre travail car il était toujours resté caché dans les cartons d’ancien chef…

Grande et dure leçon pour Kerleane donc: ne pas compter aveuglément sur son chef pour défendre son bifteck. J’ai vraiment passé par de grands doutes sur ma valeur dans toute cette période: puisque personne ne voulait de moi, c’est donc que je ne valais rien? Ce qui m’avait sauvée et permis de partir en vacances l’esprit serein, c’était l’assemblage de ma présentation aux grands chefs – des faits, des chiffres, des objectifs, du concret pour me convaincre moi-même et donc les autres de la valeur de ces activités.

Et j’ai aussi appris à déployer mes antennes et me rendre plus visible. Mieux connectée, mieux informée. Toutes ces grandes manoeuvres sont en train de recommencer apparemment… cela promet pour les prochaines semaines… et c’est le bon moment de tirer des leçons du passé.

A méditer!