Les mauvais esprits de mon adolescence

Oursenpeluche Quelques mois après ma communion, j’ai fêté mes 12 ans. Le soir, j’ai regardé mes affaires d’enfant dans ma chambre, et un monstre cafard m’a prise à la gorge. Je ne voyais plus mes peluches de la même manière: usées, inertes. Elles avaient soudain perdu le pouvoir rassurant que je leur prêtais encore une année plus tôt, quand à mon entrée en sixième, mes parents m’avaient aménagé une chambre entre la cuisine et la salle de bains: elles m’avaient été bien utiles alors dans cette migration angoissante en bas, loin d’eux, loin de la lumière dans le couloir du haut le soir, et privée désormais de la présence rassurante de mes cadets partageant ma chambre.

Mais j’avais 12 ans à présent. 12 ans! je suis quelqu’un qui se situe toujours très précisément dans le temps et dans l’espace, ma tête est pleine de repères de dates et de lieux. 12 ans, pour moi, c’était la fin de l’enfance. Et je me suis sentie terriblement triste et terriblement seule, même si je ne savais pas trop pourquoi, à part ce que mes lectures les plus avancées d’alors m’avaient laisser deviner des tumultes dans lesquels j’allais entrer.

Je sentais bien que j’étais devenue une grande, que mes parents devenaient chaque jour à mes yeux moins magiques, moins puissants, moins beaux, tandis que les jeux puérils de mes cadets m’ennuyaient toujours plus…

Restait le monde extérieur, auquel je devais désormais me confronter plus sérieusement. Je rêvais déjà confusément d’amitiés éternelles et d’amours merveilleux. Mais la réalité était tout autre. Je ne trouvais pas du tout ma place parmi mes pairs.

Dans ces conditions, Dieu était un bon refuge, mais c’était une relation discrète, abstraite, qui s’exprimait dans de multiples petits bonheurs, le spectacle des cerisiers en fleurs, une belle journée de mai, une jolie chanson, la flamboyante descente des jours dans les feuilles qui virevoltent… Car j’étais infiniment vivante et exaltée derrière ma carapace de gamine sage et timide, trop "intello".

C’est dans ces années que je vécus ma première folle amitié. Bien sûr j’avais des copines, mais quand Clarisse est arrivée à la rentrée de 3ème, le courant a tout de suite passé. Il nous suffisait d’un mot pour partir dans des fous-rires que nul autre ne comprenait. Nous partagions tout, les lectures, l’évasion de nos carcans familiaux par l’écriture. Car son carcan familial était bien plus étouffant que le mien. Elle était d’une famille catholique intégriste. Pour moi, cela ne voulait rien dire alors, j’étais juste curieuse de comprendre ce que cela signifiait.

Mgrlefebvre Ainsi, ses parents ne voulaient pas qu’elle fréquente quiconque en dehors des heures de collège, car nous étions dans une zone mixte de pavillons/HLM pleine de socialistes ou pire, de communistes, il y avait plein d’enfants non baptisés: le Mal était partout! toutefois, quand elle parla de moi à sa grand-mère, elle dut lui indiquer que j’avais fait ma communion et que j’attendais impatiemment de pouvoir participer au groupe de préparation à la confirmation car ces groupes d’échange et de parole me manquaient. Sa grand-mère dut juger que je n’étais pas trop dangeureuse, et elle lui permit donc de me voir de temps en temps le mercredi après-midi chez elle, en cachette des parents de Clarisse qui habitaient à 2 blocs seulement: je passais donc par le parking et la porte-fenêtre de derrière l’appartement pour plus de discrétion!

L’univers de cette famille était complètement anachronique. Il y avait bien une télé, mais allumée avec une grande parcimonie car pleine de messages sataniques. Même la petite soeur de 2 ans qui commençait tout juste à parler montrait la télé en indiquant: attention, il y a le diable là-dedans. Le salon de la grand-mère comprenait également une immense bibliothèque que je parcourus avec grand intérêt car je raffole des livres depuis toujours. Les ouvrages étaient atypiques, essentiellement des pavés de témoignages religieux, je me souviens particulièrement de "La vie du Padre Pio" (encore des mains ensanglantées par la crucifixion, ici dûes à des stigmates inexpliquées!).

Et la grand-mère de Clarisse, toute contente de trouver en moi une oreille attentive, de grands yeux étonnés de découvrir ce monde mystérieux, m’expliquait sur un ton de confidences: "attention, les temps changent! le mal est partout! tu as fait ta communion où? oh mais ce n’est pas terrible là-bas, ils vous servent l’hostie consacrée dans une gamelle de chien (mépris total)! tout se perd, les traditions, les valeurs! et ce n’est qu’un début! 1987 va être terrible. On attend l’invasion, elle commence déjà: il y a de plus en plus d’arabes, partout" (forcément, en bon intégristes, ils votaient front national…).

En fait, ces visites me perturbèrent beaucoup, car tandis que j’avançais en âge, le cafard, l’angoisse et les doutes sur ma valeur personnelle m’envahissaient. Clarisse déménagea de nouveau l’année suivante. Je me retrouvai passablement seule à mon entrée au lycée, privée de ses fous-rires et de sa complicité inégalée. Et je commençai à avoir des idées noires, des peurs irrationnelles. Et si, comme on l’affirmait chez elle, la musique moderne délivrait des messages subliminaux sataniques? je démontais systématiquement toutes mes cassettes pour écouter la bande à l’envers et vérifier qu’elles n’étaient pas douteuses… Et surtout, il y avait la nuit. Je souffrais de crises d’asthme, tout particulièrement au printemps et à l’automne. Je me réveillais très angoissée, l’oreille aux aguets, persuadée d’une présence hostile qui cherchait à m’étouffer. La Mort rôdait partout autour de moi, et sa noiceur me terrorisait. Ankou

Donc, non seulement je n’avais plus de contacts avec Dieu, mais je voyais le Diable partout! certains de mes camarades faisaient d’ailleurs du spiritisme, d’autres parlèrent un jour du film l’exorciste qui venait de passer à la télé – moi je m’enfuyais en courant, persuadée que ces expériences, si par mégarde je me laissais ensorceler, me volerait ce qui me restait d’âme innocente…

Dans ces conditions, l’écriture était salvatrice: je me construisais grâce à elle, nuit après nuit, une vie parallèle, libre, belle, pleine d’aventures et d’amour, loin, très loin de là (dans la montagne! j’étais loin d’imaginer que j’irais effectivement, dix ans plus tard, m’installer en Suisse...).

Viergemarie_1 Par ailleurs, je n’ai jamais rompu le dialogue avec des adultes qui ont su me rassurer. Ma mère d’abord, qui me donnait une petit signe ou coup de pouce discret quand c’était nécessaire, et qui m’expliqua que les intégristes étaient une secte et qu’il ne fallait pas les prendre au sérieux. Mais croit-on encore sa mère à 15 ans? j’eus heureusement aussi la bonne idée d’aller discuter avec les aumôniers de mon lycée, qui surent me convaincre de m’intéresser à Dieu et plus spécifiquement aux aspects les plus positifs du catholicisme (amour chrétien, force de l’Esprit-Saint, douceur, féminité et maternité incarnées par Marie) plutôt que de m’angoisser inutilement sur ces mauvais esprits qui n’étaient en fait que les reflets créés par mon esprit tourmenté de ma difficulté de vivre mon adolescence. J’ai puisé aussi beaucoup de soutien dans l’étude et dans la confiance que les profs m’accordaient – c’était bien le seul domaine où j’avais une mesure objective de ma valeur, et dans ces conditions, une mauvaise note était un drame démesuré…

Mais l’année de mes 16 ans, après toutes ces épreuves, j’avais enfin atteint l’âge requis pour l’étape suivante dans ma spiritualité catholique: la préparation à la confirmation, ce but que je m’étais clairement fixé à la fin du caté.

La suite… au prochain épisode.

3 thoughts on “Les mauvais esprits de mon adolescence

  1. Uneplacepourmoi says:

    Bonjour Kerleane,
    Assez spécial cette histoire avec les ultras catholiques.
    Et la peur du Diable.
    J’ai bien envie de connaître la suite.
    Bise
    Carole

  2. superbe témoignage de développement de vie spirituelle. Tes mots m’inspirent tant que j’ai commencée à écrire mon voyage spirituel aussi. Cela faisait longtemps que j’y pensais, ce week end j’ai commencée, et c’est à tes mots que j’en dois l’inspiration.
    Merci.
    Vivement la suite et excellente journée à toi:)

  3. Contente que ces lignes trouvent un écho ailleurs! Mettre en mots tous ces souvenirs n’est pas anodin pour moi… Je me suis remise à faire de beaux rêves la nuit! cette nuit, j’ai rêvé fugitivement que j’étais une fée tout de blanc vêtue. Bien sûr, la réalité est tout autre, surtout ces jours où une conjonctivite fait de moi un schtroumpf à lunettes avec des yeux d’albinos, d’ailleurs faut que je limite les soirées sur écran. Cela me laissera plus de temps pour le rêve…

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